L’imagination créatrice ou une anti-formation des enseignants – Robert Gloton –

Robert Gloton L'autorité à la dérive

Encore Gloton !

Encore un grand absent des ouvrages faisant l’historique de l’éducation nouvelle et qui s’arrêtent en France à Freinet !

Robert Gloton, c’est l’expérience du XXe, internationalement connue et reconnue à l’époque ! Le texte ci-dessous est extrait de « L’autorité à la dérive » paru chez Casterman dans la collection E3 en 1974 (pp. 230-232). Cinquante ans déjà !

J’ai sélectionné ce passage car il met en lumière les difficultés et les lacunes de la formation des enseignants en France et ailleurs. C’est évidemment un passage qui ne fera pas plaisir à ceux qui souhaitent que les pédagogues sortent de l’école. A notre avis, il serait temps qu’ils y entrent car la formation professionnelle des enseignants n’a jamais été aussi indigente.


L’esprit critique est une attitude mentale évoluée, contemporaine de cette étape du développement psychique que Piaget désigne sous le terme de pensée opératoire formelle, qui correspond à la naissance de la pensée conceptuelle, à l’abstraction et à l’objectivité. L’accès à l’esprit critique n’est pas vraiment du domaine de l’école primaire, mais il appartient à elle de l’y préparer.

Faire confiance à l’enfant, c’est lui donner le feu vert sur le chemin de l’auto-formation, encore faut-il lui en faciliter l’accès et le parcours : faciliter l’apprentissage c’est tout autre chose qu’enseigner et c’est là où intervient l’imagination créatrice de l’éducateur.

Enseignant, on lui demandait avant tout de bien savoir ce qu’il a à enseigner et de mettre en œuvre assez de talent personnel pour bien faire comprendre et retenir la matière enseignée, avec au besoin le recours aux moyens coercitifs adéquats pour faire plier les esprits rebelles et les paresseux. Les moyens à employer étant communiqués à l’enseignant, il n’avait qu’à les appliquer ; dans un système par nature autoritaire on n’a guère à demander à l’imagination créatrice du maître.

Mais on s’est depuis longtemps aperçu que cette méthode était inefficace parce qu’elle faisait abstraction de l’éduqué comme être vivant qui a ses réactions propres, peut accepter, désirer ou refuser la connaissance et qu’en tout cas on ne peut considérer comme un vase vide à emplir. Et l’enseignement s’est trouvé devant cette contradiction inévitable : d’une part, la nécessité de tenir compte des besoins de l’enfant, de ses intérêts, faute de quoi ce qu’on lui enseigne et ce qu’on lui fait faire reste sans effet, d’autre part, l’obligation pour le maître d’enseigner un programme défini. Si un accord peut être établi entre le sujet (l’enfant) et l’objet (le contenu) de l’enseignement, autrement dit si le programme correspond aux intérêts et aux besoins de l’enfant, le problème est résolu.

En fait, cet accord dans l’absolu n’existe pas, pour la simple raison que les programmes d’enseignement sont établis par l’adulte par référence aux besoins supposés de l’adulte et non par référence à l’enfant et à ses besoins actuels. Or il ne peut y avoir accord entre l’un et l’autre car les finalités didactiques du maitre se situent dans l’avenir, dans un avenir qui n’intéresse aucunement l’enfant parce qu’il lui est étranger et que ses finalités à lui sont à court terme, dans le présent de l’action et du vécu, et qu’elles n’intéressent aucunement l’enseignant en tant que tel.

C’est sur cette contradiction fondamentale que bute l’enseignement, au niveau élémentaire en particulier, depuis qu’on a renoncé à l’autoritarisme dogmatique dans la relation enseignant-enseigné. Comment rapprocher l’enfant et les programmes ? Comme l’enseignant ne peut rien sur les programmes, il s’est efforcé d’agir sur l’enfant dont il dispose, pour créer en lui le besoin d’apprendre la matière imposée de l’extérieur, le besoin répondant à sa volonté enseignante. C’est la position d’une éducation nouvelle démocratique à la fois scientifique et libérale mais qui n’a pas renoncé à un certain dogmatisme des vérités à transmettre et des modèles à pro- poser comme à l’attitude directive de l’enseignant. C’est par exemple la manière dont Claparède résout le problème en déclarant que puisqu’il est indispensable que l’enfant veuille tout ce qu’il fait, tout en reconnaissant qu’il ne peut faire tout ce qu’il veut, il importe que l’éducateur crée chez l’enfant, à chaque instant, le besoin de faire ce que cet éducateur attend de lui.

Et c’est ici que l’éducateur doit appeler l’imagination créatrice à son secours. Mais cette imagination est un peu de même nature que celle du représentant de commerce qui connait bien son produit et qui, pour le placer, doit faire preuve d’une certaine imagination dans la manière de le présenter, dans sa façon de « travailler » le client selon les situations et les circonstances, pour créer en lui le besoin d’acheter le produit qu’il ne connaissait pas encore. Mais étant admis par hypothèse que le représentant est de bonne foi et croit rendre service à son client, qui lui prouve que son produit répond à un besoin réel et ne se substitue pas en réalité à autre chose dont le besoin serait plus réel ou plus urgent ? Transposant cette question dans le domaine qui est le leur, un certain nombre d’éducateurs sont conduits à la même interrogation : la renonciation de l’éducateur à l’autorité-pouvoir ne le conduit-elle pas à l’abus de l’autorité-influence s’il reste soumis à l’impératif de programmes arrêtés par l’adulte de façon plus ou moins arbitraire ? Et est-ce rendre service à l’enfant que le soumettre à une manipulation de cet ordre, même pour son bien ? Cette inquiétude légitime honore l’éducateur qui estime que c’est au service de l’enfant et pour l’enfant qu’on sert le mieux l’homme.

Cette inquiétude a sa part dans la découverte d’un troisième niveau de la relation éducateur-éduqué, celui de la non-directivité, par laquelle l’adulte et l’enfant construisent ensemble leurs programmes et leurs modes d’action à mesure que le besoin s’en fait sentir, par le jeu des activités de développement. Programmes et modes d’action qui ressemblent en fait, assez souvent, aux programmes et modes d’action traditionnels mais avec un tout autre sens, qui les rend opératoires. Et c’est là où l’imagination créatrice prend tous ses droits : il faut que l’éducateur réalise l’accord du besoin d’activité de l’enfant avec la matière de cette activité et en cela il n’est personne au monde pour lui dire ce qu’il faut faire en chaque occasion, toujours originale et unique par quelque côté. L’action éducative devient pour l’éducateur et par la force des choses un processus d’invention. Mais attention : l’innovation sauvage, théoriquement légitime au départ pour lancer l’action, ne va pas loin si elle n’est soutenue et contrôlée par l’esprit scientifique.


Ouvrages de Robert Gloton

Nous ne citons que les références les plus connues. On peut encore facilement se procurer les livres parus dans la collection E3 chez Casterman, en occasion.

  • Gloton, R. (1965a). L’Art à l’école. Paris : Presses Universitaires de France.
  • Gloton, R. (1965b). Les écoles expérimentales du 20e arrondissement de Paris. Le courrier de la recherche pédagogique26, 31-49.
  • Gloton, R. (dir.). (1970). À la recherche de l’école de demain. Paris : Armand-Colin.
  • Gloton, R. et Cléro, C. (1971). L’activité créatrice chez l’enfant. Paris : Casterman.
  • Gloton, R. (1974). L’Autorité à la dérive. Paris : Casterman.
  • Gloton, R. (1977). L’établissement scolaire, unité éducative. Paris : Armand-Colin.
  • Gloton, R. (1979). Au pays des enfants masqués. Paris : Casterman.
  • Gloton, R. (1981). Le Travail, valeur humaine : une école pour nos enfants. Paris : Casterman.