« Savoir par coeur n’est pas savoir » – Montaigne

 

Montaigne (1533-1592)

 

Toute cette fricassée que je barbouille ici n’est qu’un registre des essais de ma vie

Essais, Livre IV

Encore Montaigne ! Qui n’a pas fréquenté ce passage des Essais de Montaigne dans lequel celui-ci critique le savoir par coeur. Et pourtant, sa pensée aussitôt trouvée intéressante est rangée dans la catégorie des belles formules qu’on aime citer mais qui restent lettre morte.

Montaigne publie en 1580 la première édition des Essais, alors que la 7ème guerre de religion se termine, soit 8 ans après la Saint-Barthélemy. C’est donc en plein milieu des Guerres de religion que cette oeuvre a été écrite. Ces Essais ne paraissent pas relever de l’urgence tant ils semblent déconnectés du contexte dans lesquels ils ont été écrits. L’historien encyclopédiste Will Durant a dit de Montaigne  qu’il n’était point né pour être brûlé. Est-ce à dire qu’il manquait de courage où que selon lui l’urgence était ailleurs ? Pourtant, quand on relit Montaigne, on se rend compte que si son oeuvre n’est pas sulfureuse sur le plan religieux, elle est être parfois iconoclaste.

On peut épiloguer sur ses origines mais elles expliquent peut-être en partie le caractère décalé de son oeuvre. Un grand-père espagnol (un « marrane », c’est-à-dire un juif converti après la Reconquista), un père catholique fervent, une mère protestante, un frère et une soeur calvinistes… Peut-être cela le conduit à considérer que les Européens pourraient être plus sauvages que les Amérindiens bien que ses contemporains se les représentent comme tels. Montaigne, avant-gardiste, use du concept de point de vue si fécond – mais si peu utilisé – dans la didactique de l’histoire.

Or je trouve, pour revenir à mon propos, qu’il n’y a rien de barbare et de sauvage en cette nation, à ce qu’on m’en a rapporté, sinon que chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage ; comme de vrai, il semble que nous n’avons autre mire de la vérité et de la raison que l’exemple et idée des opinions et usages du pays où nous sommes. Là est toujours la parfaite religion, la parfaite police, parfait et accompli usage de toutes choses. Ils sont sauvages, de même que nous appelons sauvages les fruits que nature, de soi et de son progrès ordinaire, a produits : là où, à la vérité, ce sont ceux que nous avons altérés par notre artifice et détournés de l’ordre commun, que nous devrions appeler plutôt sauvages. En ceux-là sont vives et vigoureuses les vraies et plus utiles et naturelles vertus et propriétés, lesquelles nous avons abâtardies en ceux-ci, et les avons seulement accommodées au plaisir de notre goût corrompu

Nous les pouvons donc bien appeler barbares, eu égard aux règles de la raison, mais non pas eu égard à nous, qui les surpassons en toute sorte de barbarie.

Montaigne, Essais, Livre I, Chapitre 31, Des cannibales.

Les passages des Essais de Montaigne que le lecteur pourra lire sont célèbres et fort répandus dans la littérature pédagogique. Ce n’est probablement pas Montaigne qui est à dépoussiérer mais la lecture que nous en avons qui nous a parfois conduit à le ranger dans la catégorie des « utopistes ». Pour autant ses recommandations sont restées sans effets alors que Montaigne peut être très moderne et nous interpeller jusque dans notre pratique pédagogique.

Pistes d’exploration

  • Après avoir lu ce passage, faut-il conclure qu’expliquer, cela empêcherait de comprendre ? Et à quelles conditions ?
  • Montaigne ne suggère-t-il pas qu’au-delà du savoir, c’est un rapport au savoir – ou à l’action de savoir – que l’acte pédagogique produit ?
  • La pédagogie est-elle une stratégie de communication, comme aiment à le dire les journalistes quand ils parlent de communication politique ou – peut-être et ? – une stratégie de transmission des savoirs ?
  • Selon la nature de cette transmission – donnée / reçue ou pas – n’est-ce pas l’émancipation de la femme et de l’homme qui se jouent là aussi ?

Qu’il ne lui demande pas seulement compte des mots de sa leçon, mais du sens et de la substance ; et qu’il juge du profit qu’il aura fait, non par le témoignage de sa mémoire, mais de sa vie. Que ce qu’il viendra d’apprendre il lui fasse mettre en cent visages et accommoder à autant de divers sujets, pour voir s’il l’a encore bien pris et bien fait sien, prenant son progrès des pédagogismes de Platon. C’est témoignage de crudité et indigestion que de regorger la viande comme on l’a avalée. L’estomac n’a pas fait son opération, s’il n’a fait changer la façon et la forme à ce qu’on lui avait donné à cuire.

Notre âme ne branle qu’à crédit, liée et contrainte à l’appétit des fantaisies d’autrui, serve et captive sous l’autorité de leur leçon. On nous a tant assujettis aux cordes que nous n’avons plus de franches allures. Notre vigueur et liberté est éteinte : « Nunquam tutelae suae fiunt… » (Jamais ils ne deviennent leurs propres maîtres, Sénèque…)

… Savoir par coeur n’est pas savoir ; c’est tenir ce qu’on a donné en garde à sa mémoire. Ce qu’on sait droitement, on en dispose, sans regarder au patron, sans tourner les yeux vers son livre. Fâcheuse suffisance qu’une suffisance pure livresque ! Je m’attends qu’elle serve d’ornement, non de fondement…

Montaigne, Essais, Livre I, Chapitre 26, De l’institution des enfants.

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